Dans le cadre de sa tournée des pays du Golfe, le Président de la République s’est rendu le 3 décembre dernier aux Emirats Arabes unis, où il a pu échanger avec son homologue, le cheikh Mohammed Ben Zayed.
Si cette visite a été l’occasion de faire le point sur les problématiques régionales, elle a surtout été marquée par la signature d’un contrat portant sur la vente de 80 Rafale à Abou Dabi.
D’un montant estimé à 16 milliards d’euros, il s’agit du plus gros contrat d’armement jamais conclu par la France. Sous certains aspects, il est même supérieur à l’ex « contrat du siècle » des sous-marins australiens, dont une partie seulement du montant (8 milliards d’euros sur les 36 milliards d’euros évalués) serait effectivement revenu aux investissements français et à Naval group.
C’est donc à la fois une belle reconnaissance de notre savoir-faire technologique et aéronautique, qui fait des Emirats arabes unis le 6ème pays étranger à acquérir le Rafale ; et une belle revanche de notre industrie sur la scène internationale, après l’imbroglio australien de septembre.
Mais surtout, ce contrat est intéressant pour ce qu’il dit des équilibres internationaux actuels.
Des négocations complexes
Il faut comprendre l’historique derrière ce contrat. Depuis 2008, Dassault Aviation est en discussion avec les Emirats arabes unis dans l’optique de remplacer ses F-16 et Mirages 2000-9 vieillissants par des Rafale. Le groupe peut s’appuyer, dans ses arguments, sur le partenariat stratégique qui lie la France et les EAU : les deux pays entretiennent en effet des liens importants depuis les années 1970, avec la conclusion d’un accord de défense en 1995, et surtout l’implantation à partir de 2007 d’un ensemble de trois bases militaires françaises sur le sol émirati, qui permettront à nos forces armées d’intervenir en Irak pour lutter contre Daesh en 2014.
De fait, les EAU sont, pour Dassault, un « prospect » sérieux, et il avait déjà été évoqué la signature d’un contrat lors de la visite du Président François Hollande à Abu Dhabi et à Dubaï en 2013. Il n’en fut finalement rien.
A l’issu de cet épisode, les perspectives françaises se sont progressivement réduites, tandis que les autorités émiraties manifestaient leur intérêt pour le nouveau F-35 américain de Lockheed Martin.
Le chasseur commence réellement à voler au sein de l’armée américaine en 2016. C’est à ce moment que les réelles discussions s’engagent entre les Etats-Unis et les Emirats. La vente est finalement approuvée par l’administration Trump le 10 novembre 2020, une semaine après la défaite de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine.
Les conséquences du différend entre les Etats-Unis et la Chine sur les relations internationales
L’arrivée au pouvoir de Joe Biden a cependant eu pour conséquence de rebattre les cartes sur ce dossier. Si la vente est de nouveau approuvée en avril 2021, elle est très vite assortie de conditions de la part de la nouvelle administration américaine : les tensions entre les Etats-Unis et la Chine s’accroissent, et il s’avère que dans le même temps, les EAU ont choisi le groupe chinois Huawei pour moderniser leurs infrastructures de télécommunication. Les américains ont alors mis les émiratis face à un dilemme : abandonner leur contrat avec Huawei pour obtenir le F-35, et prendre le risque de se fâcher avec la Chine ; ou conserver Huawei, et voir le contrat de vente du F-35 remis en cause.
Et c’est là que le Rafale français est à nouveau apparu aux Emirats arabes unis comme le candidat idéal.
Le Rafale présente en effet deux avantages. D’une part, il répond aux exigence émiraties : c’est un chasseur polyvalent, qui a démontré ses capacités sur plusieurs théâtres d’opération, bénéficie d’un excellent suivi… et permettrait au pays de rivaliser avec son voisin et concurrent, l’Arabie saoudite, dont le budget en matière de défense représente aujourd’hui 10 % du PIB.
D’autre part, l’acquisition de nouveaux avions de combat auprès de Paris offre à Abou Dabi une solution qui lui permet de ne pas avoir à choisir entre Washington ou Pékin, ce qui aurait été interprété par l’un et l’autre comme une marque d’allégeance.
C’est la convergence de ces deux facteurs qui a notamment permis à la France de décrocher le contrat.
Qu’en retenir?
Cet épisode, comme l’épisode australien de septembre 2021, et plus récemment l’épisode des frégates grecques, est révélateur des logiques qui sous-tendent les équilibres géostratégiques actuels.
Il semble désormais clair que la France ne disposera que de très peu de marges pour coopérer dans des domaines stratégiques avec des pays qui, comme l’Australie, choisissent de s’aligner sur les Etats-Unis. Il en va de même s’agissant de la Chine, dont on a pu constater, s’agissant de la Lituanie, qu’elle n’hésiterait plus à peser de tout son poids lorsqu’elle estimerait ses intérêts contestés.
Pour de nombreux pays, comme les Emirats arabes unis, prendre position dans cette lutte d’influence n’est pas forcément souhaitable, ou souhaité.
Face à cette nouvelle donne, la France et l’Union européenne peuvent, et doivent, s’affirmer pour représenter une « troisième voie » pérenne et fiable. En tant qu’européens, nous avons les capacités, les savoir-faire, les compétences nécessaires pour proposer une telle offre. Cette ambition appelle toutefois à se doter d’objectifs communs, d’une « boussole stratégique », et à mener une réflexion collective sur la façon dont nous envisageons notre place dans le monde pour les décennies à venir. Cette base doit ensuite pouvoir servir à mettre sur pied des réalisations concrètes, d’un part sur le plan industriel au travers des investissements nécessaires pour faire émerger les industries d’avenir sur lesquelles nous nous reposerons en cas de crise. Et d’autre part sur le plan militaire, en nous dotant d’une défense européenne dédiée à la gestion des crises et à la protection de nos intérêts européens.
Cette 3ème voie est le véritable enjeu auquel devra s’atteler la Présidence française de l’Union européenne qui vient de débuter au 1er janvier 2022.
Droits d’auteur photo : Alexandre Beuzeboc / armée de l’air