Après une vie nomade qui l’a menée d’Europe en Afrique et aux États-Unis, Lucille Reyboz – photographe – a posé ses valises et son appareil au Japon il y a une dizaine d’années pour ne plus en repartir. Fukushima a changé sa façon d’appréhender la vie – comme beaucoup de Japonais – et de cette expérience tragique est né KYOTOGRAPHIE le plus grand festival de photo d’Asie.
1999 : premier voyage au Japon avec Salif Keita pour l’Opéra LIFE de Ryuichi Sakamoto
2007 : installation au Japon et naissance de sa fille Eden
2011 : rencontre avec son mari Yusuke Nakanishi, Séisme du Tohoku et départ pour Kyoto
2013 : première édition du festival KYOTOGRAPHIE et naissance de son fils Yuzen
2020 : ouverture de l’espace permanent du festival
Dès sa plus tendre enfance, Lucille Reyboz connaît l’expatriation en Afrique. Son père, ophtalmologiste spécialiste des maladies tropicales, l’emmène au Mali et au Sénégal. C’est également lui qui l’initie à la photo. Dès 18 ans, elle reprend le chemin du continent africain pour suivre des artistes. Passionnée de musique, elle devient portraitiste pour le label Blue Note. C’est à cette époque qu’elle fait son premier voyage au Japon. En 1999, elle y accompagne Salif Keita, l’un des interprètes de l’opéra LIFE premier opéra de Ryuichi Sakamoto. Dans le portrait que lui a consacré le Nouvel Obs en juin 2017, elle dit avoir vécu une expérience « Lost in Translation ». « Cela a été deux mois durs, à la fois fascinants et troublants. Je ne connaissais pas les codes de communication qui sont tout à fait singuliers ici », se souvient-elle. Ce premier séjour est une « rencontre avec un monde totalement différent » ou elle fait l’amère expérience de « la solitude ».
Les années suivantes, son travail lui permet de vagabonder entre l’Afrique de l’Ouest, l’Europe mais aussi New York et bien sûr le Japon, souvent. Elle y réalise des reportages photo pour la presse française. Enceinte de sa première fille en 2007, elle décide de s’installer avec son compagnon à Tokyo. Ces premières années sont ardues. Elle se retrouve rapidement seule à élever son bébé tout en continuant à exercer son activité de photographe indépendante. La culture japonaise reste difficile à appréhender mais elle en est convaincue qu’il faut rester, car l’archipel est une source d’inspiration intarissable…
En 2011, un puissant séisme puis un tsunami provoquent la catastrophe de Fukushima. Il y aura un avant et un après. Elle décide de quitter Tokyo pour Kyoto, moins dangereuse et à l’environnement plus préservé. Malgré leur résilience, les Japonais changent également. L’écologie devient une préoccupation majeure. Selon Lucille, « il y a eu un désir intense de reconstruction, de débattre de thématiques jugées tabou jusqu’alors ».
Elle est rapidement rejointe par son compagnon japonais Yusuke Nakanishi également artiste. Ensemble, ils ont envie de participer à « cette nouvelle ère qui s’ouvre» dans cette ville qu’ils ne connaissent pas. C’est là que naît l’idée du festival. « On voulait participer à cette dynamique car il y avait beaucoup de gens qui souhaitaient faire bouger les choses. Dans ce contexte, il m’a semblé que le rôle des étrangers était d’apporter un nouveau regard ». Quoi de mieux que la photo et les photographes pour faire passer des messages, pour évoquer des sujets de société comme l’homosexualité, la place des minorités ethniques, le rapport à l’autre … « Je crois que le festival a trouvé sa place car une partie de la société Japonaise est en attente de ça aujourd’hui».
La vie à Kyoto est douce. La communauté française est installée sur le long terme, ce qui permet de créer des liens. Cette constance est également favorable à l’épanouissement familial. La richesse culturelle, la gastronomie, la nature apportent une qualité de vie exceptionnelle. « Alors on s’est dit : à Kyoto qui est une ville d’excellence, si on ne propose pas un festival de qualité, il ne durera pas». Si l’idée est attirante, sa mise en pratique va s’avérer laborieuse. Là encore, le fossé culturel est un obstacle majeur. Les habitants de Kyoto vivent là depuis des dizaines de générations, ce qui engendre beaucoup d’histoires de familles, de non-dits, de relations claniques. Et il s’avère bien compliqué pour une étrangère de tout comprendre. Néanmoins, petit à petit, le projet va trouver sa place car il apporte quelque chose de différent qui n’existe pas au Japon. Plusieurs marques haut de gamme françaises et internationales vont s’intéresser à cette aventure. Il y a aussi beaucoup d’artisans dans la ville. L’industrie du kimono, en perte de vitesse, va rapidement comprendre que la mise en relation avec des grandes marques du prêt à porter est une occasion à ne pas manquer. Le maire de Kyoto apporte également son aide précieuse. C’est ainsi qu’en 2013, Lucille et Yusuke lancent la première édition du festival KYOTOGRAPHIE.
Aujourd’hui, pour la septième édition, le festival a pris une tout autre ampleur grâce au soutien de nombreux partenaires. Forte du succès de ses plus de 180 000 visiteurs en 2018, c’est une petite armée de près de 200 personnes qui sera mise en place au mois d’avril prochain. Pour 2019, c’est la thématique Vibe qui sera déclinée avec le photographe d’exception Albert Watson ainsi qu’une exposition sur l’histoire cubaine en tout une douzaine d’expositions. Preuve si l’en était besoin que KYOTOGRAPHIE donne aux Japonais le « goût des autres ». C’est d’autant plus vrai que depuis deux ans le nombre de visiteurs locaux a nettement augmenté, ce qui renforce la pérennité du festival. Celui-ci bénéficie également d’une nouvelle dynamique de développement grâce à la création, l’automne dernier, de TOKYOGRAPHIE édition spéciale à Tokyo de KYOTOGRAPHIE soutenu par l’Ambassade et l’Institut Français, et au lancement d’un espace permanent d’exposition dans l’ancienne capitale impériale en 2020.
Si Lucille continue à rentrer chaque année en France à l’occasion du Festival d’Arles, la référence, le futur est entièrement tourné vers le Japon. Prendre encore davantage d’initiatives, attirer toujours plus de visiteurs locaux et internationaux, continuer à ouvrir le débat, voilà le programme des années à venir. Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin, même si elle doit mettre de côté son propre travail artistique ? « Mon travail aujourd’hui, c’est un luxe. J’expose des artistes qui sont mes maîtres, mes héros. C’est un vrai bonheur ». Encore et toujours le goût des autres.