Pénurie de matières premières, embargo, inflation, crise énergétique… L’invassion russe d’une partie de l’Ukraine a engendré un bouleversement stratégique qui se répercute bien au-delà des frontières du conflit. Pour la France, ce bouleversement a montré la nécessité de disposer d’un potentiel militaire puissant et capable de tenir dans la durée.
Ce contexte a fait dire au Président de la République, le 13 juin 2022 à Eurosatory, le Salon mondial de la défense et de la sécurité, que nous étions désormais « dans une économie de guerre (…) dans laquelle nous allons devoir durablement nous organiser ». Par ces mots, Emmanuel Macron fixait un objectif clair au ministère des Armées : la Nation doit être capable de réagir en cas d’implication dans un conflit de haute intensité. Cette annonce avait alors précédé le lancement du chantier de transformation de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) pour accélérer le passage de la France en économie de guerre (en particulier s’agissant de la réduction drastique des délais de production) et retrouver notre souveraineté dans des secteurs stratégiques.
Cette volonté politique s’est vue renouvelée le 11 avril dernier lorsque, accompagné du ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique ainsi que du ministre des Armées, le président de la République a visité l’usine EURENCO, située à Bergerac et a présidé une séance de travail consacrée à l’économie de guerre avec des dirigeants d’industries de l’armement. « Nous sommes partis pour nous installer durablement dans un changement géopolitique, géostratégique où les industries de défense vont avoir un rôle croissant », a estimé le chef de l’État en présence d’industriels de la défense, qu’il exhorte à accélérer pour passer à une « économie de guerre » afin de continuer à soutenir activement l’Ukraine face à la Russie.
Un processus sur le temps long
Pour rappel, l’économie de guerre vise à produire plus vite et, dans les domaines où la demande est forte, en plus grandes quantités, avec un modèle d’armée qui s’appuie sur une base industrielle et technologique de défense souveraine, autonome et exportatrice. Alors que la guerre d’agression russe contre l’Ukraine se poursuit et que la souveraineté en matière de défense constitue une pierre angulaire de la sécurité nationale et européenne, le chef de l’État appelait, dans son discours de Cherbourg du 19 janvier 2024, à accélérer les réponses aux besoins de nos armées et de nos partenaires et à saisir les opportunités qui feront de la France le leader européen en la matière. Il s’agit-là est un changement de paradigme majeur pour l’industrie de défense par rapport aux trente dernières années. À la fin de la Guerre Froide, les armées ont été essentiellement mobilisées pour des opérations de maintien de la paix et de lutte anti-terroriste.
Dans ce contexte, la Direction générale de l’armement (DGA) a privilégié la réponse au besoin exprimé par l’État-major des armées et par les armées, besoin qui portait sur des équipements de haute technologie fabriqués en petites séries. La production est alors passée à une logique de flux, entraînant une baisse des stocks, en particulier de munitions et de matières premières. Les députés Jean-Louis Thiériot (LR) et Patricia Miralles (Majorité présidentielle) s’inquiétaient déjà de cette situation dans leur Rapport d’information sur la préparation à la haute intensité présenté le 16 février 2022. « Il est indispensable de reconstituer les stocks de munitions et de pièces pour permettre un entraînement de haute intensité », pouvait-on alors y lire, estimant le « besoin financier complémentaire à six milliards d’euros sur une loi de programmation militaire ». Plus globalement, le texte recommandait d’adapter l’offre et l’outil de production pour l’orienter vers une logique de masse et de stocks, seule capable de donner aux armées les moyens de faire face à un conflit d’envergure. Hasard du calendrier, une semaine après la publication de ce rapport, le déclenchement du conflit russo-ukrainien est venu confirmer ces inquiétudes en mettant en exergue une évidence : il faut plus de temps pour produire les matériels qu’il n’en faut pour les utiliser.
Pour voir le rapport d’information du 16 février 2022 sur la préparation à la haute intensité ICI
Ce changement de paradigme fait émerger des mesures fortes et concrètes dont les effets se font déjà ressentir s’agissant notamment :
- De l’engagement de l’État dès 2017 pour rééquiper les armées françaises, avec une première LPM à hauteur d’homme et à hauteur stratégique, des mesures normatives, une accélération des commandes passées aux industriels et un travail sur les réquisitions en cas de besoin d’accélération de la cadence et de réduction des délais de production pour imposer des stocks minimaux, faire jouer le droit de priorisation, procéder à des réquisitions en dernier recours ;
- De « faire plus et plus vite », pour accélérer la production et simplifier avec notamment la création de la Direction de l’industrie de défense ;
- Des relocalisations, pour conforter le socle de souveraineté et d’indépendance française et européenne ;
- De la résilience de la BITD ;
- Des efforts sur les ressources humaines, avec un accompagnement des métiers en tension, une réflexion sur la rémunération des salariés de la BITD et la création de réserves d’industrie et de défense ;
- De la coopération internationale pour l’Ukraine, pour soutenir nos alliés et nos partenaires.
Les chiffres : des investissements massifs dans le secteur de la défense
La première pierre posée par le chef de l’État sur le site d’Eurenco, leader européen des poudres et explosifs, doit se concrétiser par l’ouverture début 2025 d’une nouvelle usine de poudre indispensable à la propulsion d’obus, capable de produire 1 200 tonnes de poudre par an. Le site de Bergerac, qui en produisait depuis 1915, avait été démantelé en 2007, faute de commandes suffisantes. La demande avait commencé à augmenter avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, mais le conflit a été un « accélérateur de croissance » pour le groupe, selon son PDG Thierry Francou. A Cherbourg, le chef de l’État avait dénoncé une « forme d’engourdissement satisfait » de l’industrie de défense avant l’invasion de l’Ukraine. « On ne peut laisser la Russie penser qu’elle peut gagner (…). Une victoire russe, c’est la fin de la sécurité européenne ».
Ainsi, depuis juin 2022, la France a passé commande pour 20 milliards d’euros d’équipements militaires en 2023, un tiers de plus que les années précédentes, et les commandes export s’accumulent. Paris attend notamment la livraison de 1 500 missiles antichar MMP, de 55 000 obus et pour les missiles antiaériens, de 300 Mistral, 500 Mica-NG et 220 Aster. Pour y répondre, les industriels s’efforcent d’accélérer. KNDS France a vu sa production de canons Caesar tripler (et réduite de trente à quinze mois) tandis que MBDA doit augmenter de 50 % sa cadence de missiles Aster d’ici à 2026, un rythme insuffisant selon le ministre des Armées. En février, le chancelier allemand Olaf Scholz a aussi appelé à une production d’armements « à grande échelle » en Europe pour alimenter l’Ukraine, notamment grâce à l’usine d’obus de Rheinmetall (afin de produire 700 000 obus d’artillerie par an en 2025, contre 400 à 500 000 cette année, et 70 000 avant l’invasion russe).
Un signal d’alarme que nous ne pouvons que soutenir. En effet, malgré les milliards d’euros d’armes livrées par les pays de l’Union européenne à l’Ukraine depuis le début de l’invasion russe, ceux-ci sont encore loin d’avoir atteint une capacité suffisante pour soutenir durablement le pays et reconstituer leurs propres stocks. La France en tête.
Pour en savoir plus : Industrie militaire : armée pour une économie de guerre ?