Le basculement du monde vers l’Asie
Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à un véritable basculement du monde vers l’Asie. Tous les indicateurs le démontrent : de la démographie en passant par la croissance économique, sans oublier les dépenses militaires.
Bien entendu, au cœur de ces changements profonds, se trouve la Chine. En effet, l’Empire Céleste est redevenue une puissance mondiale et ambitionne d’être la première puissance incontestable à l’horizon 2049, date du centenaire de la République populaire. L’arrivée de Xi Jinping à la tête de la Chine en 2012 et sa volonté de lui redonner « la place qui lui est due » ont radicalement accéléré cette dynamique.
Aujourd’hui, la Chine affiche le deuxième PIB au monde (563 milliards d’USD en 2020 contre 664 milliards pour les Etats-Unis). Tandis qu’elle aurait déjà devancé les Etats-Unis en nombre de chercheurs (2 millions vs 1.4 millions, données Unesco). En outre, sa stratégie « la ceinture et la route » – improprement traduite « Nouvelles routes de la soie » – vise à consolider son influence sur les affaires du monde et progressivement développer un maillage de pays alliés ou affidés pour assoir sa domination et promouvoir son modèle de société. S’ajoute à cela notre dépendance à sa production industrielle, à sa capacité d’innovation et aux matières premières critiques de son sous-sol qui ne peuvent que conforter une ambition d’hégémonie qui doit être prise très au sérieux.
Dans ce contexte, dès l’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche en 2008, l’administration américaine a fait du rééquilibrage asiatique l’un des principaux chantiers de sa politique étrangère. La stratégie dit du « Pivot asiatique » vise à endiguer la Chine et son influence dans la région. La présidence Trump et sa guerre commerciale contre la Chine n’ont fait qu’envenimer une relation déjà difficile, bien qu’il faille reconnaître que son action a eu le mérite de mettre les pieds dans le plat, soulignant par contraste une certaine naïveté occidentale. Sur le fond, l’Amérique de Joe Biden reste sur la même position très ferme, tout en donnant des signes d’apaisement par la voix notamment de son Secrétaire d’Etat Blinken.
Cette confrontation systémique entre Chine et Etats-Unis illustre combien la région indopacifique – cœur battant des routes du commerce mondial – est devenue aujourd’hui l’espace de la bataille pour la suprématie.
AUKUS : un durcissement de l’environnement stratégique
L’alliance AUKUS (US, Grande-Bretagne, Australie) lancée en septembre 2021 et précédemment la relance du QUAD[1] démontrent que face à l’agressivité de la Chine, sa militarisation croissante et ses actions en particulier en Mer de Chine méridionale, les Américains ont décidé de réagir et de « montrer les muscles ».
Car ne nous y trompons pas, au travers d’AUKUS c’est bien la Chine qui est directement visée. La Chine dont l’accroissement rapide des capacités militaires, notamment maritimes, et les initiatives répétées en mer de Chine et au-delà suscitent une inquiétude légitime des pays de la région au premier rang desquels l’Australie dont les relations avec la Chine se sont considérablement dégradées ces dernières années.
L’Indopacifique, un enjeu européen
Aux yeux de beaucoup de nos concitoyens et de citoyens européens, l’Indopacifique n’est encore qu’un concept géopolitique abstrait. Une région située à l’autre bout du monde, bien éloignée de leurs préoccupations. Pourtant, tout dans l’actualité de ces dernières années démontre que cela ne saurait être plus faux : la vulnérabilité des chaînes de valeur causée par l’épidémie de Covid-19 et l’inflation alimentée par le ralentissement du transport maritime mondial sont encore deux illustrations que l’Indopacifique n’est jamais très loin !
C’est cette réalité qui a incité dès 2018 le Président de la République, Emmanuel Macron, à faire de l’Indopacifique, non plus simplement un objet de réflexion cantonné aux diplomates et aux think tanks, mais bien une composante de la politique étrangère de la France. Tout comme l’Allemagne, qui en 2020, par la voix de son ministre fédéral des Affaires étrangères Heiko Maas, déclarait que « c’est dans l’Indopacifique que se décide la structure de l’ordre international du futur ». Tout comme les Pays-Bas qui, en 2020 aussi, appelaient à l’action pour que cette région ne devienne pas un terrain de jeu entre deux grandes puissances. Et comme le Danemark enfin, qui par la voix du Royal Danish Defense College, recommande que le pays soit associé aux initiatives européennes de défense et de sécurité dans la zone.
Seulement voilà : passer de la doctrine aux actes n’est pas si simple. Et la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark ne peuvent compter sur leur seul poids pour s’imposer, dans une région si vaste et aux intérêts si variés. Ils ne sont ni la Chine, ni les Etats-Unis. C’est bien sûr un désavantage, mais aussi une force, car ils ne s’inscrivent pas dans l’affrontement de modèle que se livrent ces deux mastodontes. Et en tant qu’États membres de l’Union européenne, ils sont les représentants d’un « bloc » de 27 nations qui, si elles décidaient d’un commun accord de s’investir davantage, pourrait proposer une « troisième voie » crédible en Indopacifique.
L’histoire comme moteur d’une action européenne
Pour qu’une telle entreprise puisse espérer voir le jour, nous, représentants politiques, devons clarifier notre discours. L’Indopacifique ne saurait être résumé à une « zone stratégique ». Elle est aussi synonyme d’opportunités, de coopérations entre nos cultures et nos peuples, d’échanges mutuels et bénéfiques.
Ces échanges ne datent pas d’hier. Au XIIIème siècle, un marchand vénitien, Marco Polo, fut mandaté par le Pape Grégoire X pour porter un message de sympathie à Kubilaï Khan, Empereur mongol qui deviendra Empereur de Chine. S’il n’était pas le premier européen à entreprendre un tel périple, et si sa démarche n’était pas désintéressée (c’était d’abord et avant tout un marchand), il est en revanche le premier à rapporter en Occident les affaires politiques et économiques de l’Empire mongol. A s’intéresser à ses us et coutumes. A en apprendre les langues. Cela, sans jamais opposer sa culture à celles qu’il découvrait, ni à chercher à les changer, pour des raisons morales ou religieuses.
C’est cette philosophie, cette histoire, ce récit commun, qui doit servir de base à notre action. Afin de lui donner du sens, tant aux yeux de nos concitoyens, que de nos partenaires européens, que des peuples de l’Indopacifique.
Les dialogues Marco Polo
Alors parce qu’il faut nommer les choses pour les faire exister, pourquoi ne pas lancer « les dialogues Marco Polo », qui incarneraient tout ce que la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark pourraient proposer ensemble à leurs partenaires européens : des projets de coopération à l’endroit des nations de l’Indopacifique qui le souhaitent, autour de quelques sujets universels et intemporels tels que les mobilités ferroviaires et maritimes, l’environnement, le sport, les sciences et l’art. Des domaines où nous pouvons construire, progresser, grandir, apprendre… ensemble, portés par un socle de valeurs communes : universalisme, respect, liberté.
Telle pourrait être la prochaine étape de notre politique étrangère commune en Indopacifique. Une politique étrangère fondée sur un héritage, une vision, et des réalisations concrètes : construction de lignes de chemins de fer pour relier les nations de la région, projets de traitement et de recyclage des déchets, diplomatie du football, aires marines protégées, coopérations universitaires… Et surtout, une politique étrangère qui associe ses citoyens, nos partenaires européens, et les populations de l’Indopacifique. C’est peut-être là la clef qui permettrait de faire émerger cette « troisième voie européenne » qui privilégierait la coopération plutôt que la confrontation et pourrait être le chemin d’équilibre pour contrebalancer la rivalité sino-américaine.
La France, puissance régionale
Si l’Union Européenne ou a minima une coalition européenne est sans aucun doute le moyen le plus efficace pour générer cette « troisième voie », la France doit en être le moteur car elle est une puissance régionale avec l’Outre-mer et sa zone économique exclusive dont 93 % se situent dans l’océan Indien et le Pacifique, soit plus de 10 millions de km2. Cette réalité française, c’est bien sûr une population de 1,65 million d’habitants à Mayotte, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et la Polynésie. C’est aussi une communauté d’environ 150 000 Français à l’étranger, un nombre qui a triplé en 20 ans. Enfin, c’est un contingent de 8 300 militaires. La France a donc des forces vives et des atouts considérables à faire valoir dans la région.
Des opportunités tous azimuts
C’est pourquoi la France doit renforcer sa présence aussi bien diplomatique qu’économique dans la région car la richesse de l’Indopacifique peut être un succès national si nous intensifions nos coopérations.
Plus de 7 000 filiales d’entreprises françaises sont déjà implantées en Asie Océanie, ce qui place la France en tête de l’Union Européenne. La France peut également exporter son savoir-faire technologique en s’appuyant sur des programmes comme « French AgriTech » qui accélère et finance le développement de l’innovation agricole. De nombreuses opportunités vont se présenter dans les années à venir que ce soit dans le domaine des transports, de l’énergie ou encore de l’eau.
Marquée par une forte vulnérabilité aux défis environnementaux et climatiques, la zone indopacifique peut s’appuyer sur un partenaire comme la France pour l’aider à y faire face. Développement de zones maritimes protégées, accès à l’eau potable, gestion des déchets, autant de domaines dans lesquels la France possède une expertise qu’elle pourrait mettre au service des pays les plus démunis. La coopération environnementale doit être un axe prioritaire pour le déploiement de la présence française.
Les droits humains pour gagner les cœurs et les esprits
Pour crédibiliser sa démarche, la France doit prendre ses responsabilités et jouer son rôle historique dans la défense et la promotion des droits humains, du droit international (contrôle de la liberté de navigation dans les détroits), du multilatéralisme et d’un « espace libre, sûr et ouvert ». Par exemple, le Président de la République a affirmé vouloir « relancer le combat » contre la peine de mort dans le monde. La région de l’Indopacifique, où la majorité des pays appliquent la peine capitale, sera clé dans ce défi. Se rapprocher des sociétés civiles, défendre les minorités ethniques, religieuses et les peuples indigènes ou lutter contre la pauvreté, c’est aussi le devoir du pays des droits de l’homme, y compris pour y gagner les cœurs et les esprits.
En outre, nombreux sont les Français vivant dans la région qui ont été à l’initiative de projets remarquables : aide de la population carcérale en Indonésie, mission humanitaire pour les enfants ou encore création d’évènements de renommée internationale comme Kyotographie, ils sont des « ambassadeurs » à l’avant-poste de l’influence française à l’étranger.
Au regard de la rivalité sino-américaine, la France peut jouer, aux côtés de ses partenaires européens, un véritable rôle d’apaisement si elle parle à tout le monde, commerce avec tous, coopère au service de tous et défend ceux qui ont besoin d’être défendus. En étant actrice de la prospérité régionale, elle sera actrice de la paix. Et la paix doit être la pierre angulaire de notre stratégie en Indopacifique. Car si le renforcement d’alliances et de notre présence militaire sont fondamentaux, c’est aussi par le développement de coopérations économiques, environnementales, culturelles, scientifiques, sportives que la France prendra toute sa place en Indopacifique et ouvrira une voie essentielle au service de la paix. Une voie pour contribuer à démontrer que la rivalité sino-américaine ne saurait être une fatalité.
[1] Quadrilateral security dialogue est un espace de dialogue stratégique entre les Etats-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon